Suite de l'entretien avec Olivier Couder, metteur en scène et directeur artistique du Théâtre du Cristal, pour son spectacle Hier, c'est mon anniversaire.
2. Le fait de travailler avec des comédiens handicapés modifie-t-il votre travail de metteur en scène ?
"Oui et non. Le travail reste identique sur le fond : mettre en scène, c’est toujours articuler un langage dramaturgique commun aux acteurs et aux autres moyens de la représentation (décor, lumière etc.), en affinité avec un texte ou un projet donné. Les bases du jeu d’acteur sont les mêmes et le travail de formation ou de création est à peu de choses près identique. Remarquons que le talent, réel ou supposé, des personnes handicapées est encore l’objet de nombreux clichés. On a par exemple longtemps pensé, certains pensent encore que le handicap ou la maladie empêchent ou limitent considérablement le talent des personnes handicapées, condamnant l’intérêt esthétique de leurs productions à un statut de seconde zone.
De façon diamétralement opposée, on entend aussi citer la folie comme facteur explicatif, ou même constitutif du génie : on est génial parce qu’on est fou, on est fou parce qu’on est génial. Un brin d’excentricité est parfois du meilleur effet dans les salons mondains pour qui veut se poser en artiste décalé, « un peu fou mais génial ». Il faut revenir là aussi à des évidences moins fascinantes mais plus sensées : les fous ne sont ni géniaux ni inaptes à l’art par nature, ni sous doués, ni surhommes. Le théâtre est une activité dont les enjeux sont parfaitement perceptibles à bon nombre de personnes handicapées. De la même façon que dans la population générale, certains n’ont pas d’intérêt ni de talent particulier pour le théâtre ; d’autres ont un intérêt soutenu et manifestent des capacités réelles, quelques rares personnes ont un talent exceptionnel. Dans tous les cas, le handicap ne limite pas la pertinence artistique de ces comédiens. Il impose des contraintes et des difficultés, il nourrit aussi d’une certaine vision du monde qui concoure à donner des traits stylistiques et esthétiques plus ou moins repérables aux productions réalisées. C’est ici que les metteurs en scène sont très fortement convoqués, et ont à tenir compte et à se nourrir de ce que certains comédiens handicapés ont de spécifique à leur apporter. Encore une fois, les choses sont complexes et demandent à être analysés un peu finement pour ne pas tomber dans des approximations et des fantasmes.
1) Certains comédiens ne portent pas de stigmate physique de leur maladie ou de leur handicap. Il est fréquent que le public s’interroge à leur sujet, voire-même soit convaincu, qu’il s’agit de comédiens "normaux". Souvent, ces comédiens, même s’ils peuvent avoir des perceptions très distordues de la réalité, n’en donnent pas moins l’impression de pouvoir saisir et utiliser de façon fluide les codes les plus courants de la communication et du théâtre. Dans ce cas, il ne semble pas qu’il y ait de différences esthétiques notables dues aux comédiens eux mêmes, en dehors du fait que les qualités de présence et d’authenticité sont particulièrement développées, mais sans induire de différence radicale. L’esthétique dominante sera plutôt liée aux choix du metteur en scène ou à la dramaturgie générale retenue pour tel spectacle particulier.
2) Certains spectacles font apparaître un type de jeu propre aux personnes handicapées, notamment lorsque leur handicap se voit physiquement et engendre de ce fait une réaction particulière du public. Les qualités de jeu les plus fréquentes sont les suivantes : absorption dans l’émotion intérieure, forte authenticité, urgence de l’émotion et intensité de l’expression qui contraste avec le dilettantisme de certains comédiens professionnels ordinaires, capacités à ménager des ruptures dans le jeu aussi brusques que radicales, fréquence des processus de jeu qui visent à la discontinuité et à des collages parfois surréalistes. Le type de théâtre dessiné par ces comédiens est en affinité avec le théâtre baroque et repose sur une esthétique du fragment. Il faut noter que le handicap joue ici un rôle ambigu. D’une part, il impose des limites (pas toujours), ou des difficultés supplémentaires au jeu : lenteur des apprentissages, difficultés de la mémorisation et de l’acquisition de repères de jeu stables, articulation parfois imprécise. D’autre part, toutes les qualités citées plus haut procèdent souvent également du handicap : présence menacée, fragilité, rapport à soi et au monde atypique, chargée d’une poétique singulière, distorsion des notions d’espace, de temps, de réalité communément admise permettent de revisiter l’essentiel de la convention théâtrale de façon très spécifique. Devant une telle spécificité esthétique, il est évident que nous sommes obligés d’inventer un nouveau cadre qui accueille au mieux ce jeu décalé. C’est même ce qui forme l’intérêt majeur de ce travail avec des comédiens en situation de handicap. Il est donc essentiel de savoir accueillir et respecter la singularité des propositions des comédiens sans chercher à trop normaliser leur jeu et verrouiller la mise en scène. La mise en scène de « Hier, c’est mon anniversaire » est un travail collectif, puisque nous y avons travaillé à deux metteurs en scène Patricia Zehme et moi-même. La question que vous posez représente sûrement le point le plus complexe que nous ayons eu à résoudre, et qui nous a valu beaucoup de débats et de questionnements : comment mettre en place un travail de formalisation qui accepte en même temps de rester ouvert à un décalage et à une relecture constante des codes de jeux. Il faut à la fois aider les comédiens à fixer suffisamment des intentions de jeu précises, ce qui leur est souvent difficile mais indispensable si on ne veut pas prendre le risque d’un spectacle qui serait complètement aléatoire, sans pour autant stériliser et aseptiser la représentation."
(à suivre...)
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